Imaginez une nuit d’hiver, sirènes au loin, l’odeur de la pluie, le froid du vent, le brouillard de novembre qui tombe : je suis gendarme, prêt à tout pour protéger. Je suis en patrouille avec une collègue . L’alarme retentit sur mon portable : l’application First Responder qui transmet les demandes d’assistance (notamment pour les arrêts cardio-respiratoires), retentit. La maison est toute proche ; le service est presque fini, mais on fonce : on peut peut-être prolonger une vie. On ne sait pas encore sur quoi on part — les joies des interventions.
À notre arrivée, un First Responder est déjà sur place : une maman de jour paniquée, les enfants qu’elle garde sont là. J’arrive dans le salon de la famille et j’aperçois sur la table ce que je crois, tout d’abord, être une poupée. En y regardant de plus près, non : ce n’est pas une poupée, c’est un nourrisson inanimé. Nous avons bien un défibrillateur à disposition, mais ses indications sont précises : pas d’utilisation sur les enfants…
Devant la situation, je demande à ma collègue de monter à l’étage pour s’occuper de la maman d’accueil et des enfants. Là, tout se fige : je prends ce corps entre mes mains et commence, avec mes pouces, à le masser comme répété régulièrement en formation. Je masse et insuffle, relayé par le second First Responder présent. Les minutes passent comme des heures.
Et pourtant, ce soir-là, dans mes bras, je tiens un petit être de quatre mois dont le cœur vient de s’éteindre. C’est dans ce silence assourdissant que j’ai compris que la force seule ne suffisait pas à apaiser la douleur humaine.
Le personnel ambulancier arrive ; la situation est traumatisante, une des pires pour nous, pères et mères de famille. Le médecin du SMUR indique qu’il n’y aura pas d’héliportage : le brouillard empêche tout vol sécurisé. On part donc par la route, vers l’hôpital universitaire distant d’une vingtaine de kilomètres.
Un véhicule de patrouille ouvre la marche, l’ambulance suit dans la nuit. Les parents, venus chercher leur enfant, sont présents au moment du départ. Ils ne comprennent pas ce qui se passe : sentiment d’irréalité, le temps s’arrête, suspendu à un souffle de vie qui semble avoir quitté ce qu’ils ont de plus cher.
Nous les prenons en charge. Impossible de les laisser attendre sans comprendre : « Montez dans notre véhicule de patrouille, on suit l’ambulance. » Arrivés à l’hôpital, l’enfant part directement en salle de déchoc ; je le vois encore, sur le brancard, les yeux injectés de sang.
Dix minutes plus tard, le personnel soignant revient, le visage grave, marqué comme lorsque l’on a tout donné, tout essayé, mais que la vie a filé.
La nouvelle tombe : on n’a rien pu faire. Il est mort.
Le cri de la mère, confrontée à l’impensable, me glace le sang. Nous laissons les parents à l’hôpital pour un accompagnement psy, puis nous rentrons : le brouillard suinte, le silence est lourd. Peu de mots échangés. Je pose mon gilet pare-balles, ma ceinture de charge, mon uniforme — tout ce matériel censé nous protéger, nous et les citoyens. Et pourtant, malgré toute la technique et tout l’équipement, rien n’a pu y faire. C’était son heure.
Une nuit longue, très longue, à tourner et retourner en boucle ce que j’aurais dû ou pu faire ; le stress coule dans mes veines, l’adrénaline me tient éveillé. Impossible de dormir.
Le lendemain, débriefing avec la psy du service et son adjointe, lesquelles remarquent que je commence à « les aligner », comme on dit dans le jargon. Quelques mois plus tôt, j’avais procédé à la levée du corps d’un camarade qui s’était suicidé chez lui à l’aide d’une arme à feu. Des événements plus anciens sont encore dans toutes les mémoires : six ans de montagnes russes émotionnelles, d’incertitudes face à la justice.
De retour chez moi, seul l’après-midi, les idées tournent en boucle, impossible de trouver le sommeil, et pourtant je dois bosser la nuit suivante. Finalement, j’avise que cette nuit-là, je ne pourrai pas être opérationnel : je suis épuisé, mais le sommeil m’a fui. Mes démons me tourmentent : je n’en peux plus. Je demande à être changé d’affectation. Entre temps je postule pour une spécialisation mais émotionnellement et physiquement cassée, je ne serais pas pris.
Le temps passe. Je côtoie encore la mort régulièrement, parfois belle, souvent tragique : sousl'eau, sur l'eau, chute d’un lieu élevé, mort naturelle, mort violente, suicide par tous les moyens possibles, même par égorgement. On croit que l’on s’y fait ; puis, lorsqu’on se retourne, on se rend compte que oui, on les accumule, ces scènes que le commun des mortels ne verra normalement jamais. Gérer les proches des défunts, leur tristesse, se montrer fort, ne pas laisser transparaître ses émotions, parfois même investiguer à charge et à décharge, récolter les paroles fonctionner. Réfléchir c’est désobéir.
Puis un matin, l’application résonne : nouvelle demande d’assistance. Nous sommes éloignés de tout, j’ai été affecté en zone de montagne réputée pour une population en marge de la société normée. Curieux, j’appelle quand même la centrale, qui coordonne les appels aux ambulances : leur message est flou ; j’entends l’ambulance passer dans la rue. L’opérateur dit : « C’est bizarre le contexte est vraiment pas clair… on aura peut-être besoin de la police. »
Je me rends sur place : un garçon de dix-douze ans est assis dans un fauteuil. Dans la chambre, le corps de sa mère, allongé sur le sol, simplement couvert d’une couverture.
C’est lui qui, en se réveillant, a découvert sa mère morte dans l’eau de la baignoire. Au moment de l’évacuation, il court vers la chambre : « Je veux dire au revoir à maman », dit-il, totalement déconnecté de la réalité.
Ses mots me traversent le gilet pare-balles ; si ce gilet peut me protéger des balles, il ne me protégera pas de ses mots. Je le prends dans mes bras, le soulève et le serre fort, plus pour me rassurer que pour le rassurer, j’en suis certain.
C’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était peut-être la mort de trop. Fatigué, je ne savais plus comment venir en aide : je me sentais désarmé.
Ces expériences traumatiques, et d’autres dont je ne peux pas parler, m’ont sidéré. Face au deuil, aux visages déformés par la souffrance des proches, je me suis demandé : comment apaiser ces blessures invisibles ? Mon propre PTSD, burn-out ont alors refait surface, m’obligeant à chercher des réponses au-delà du simple uniforme et, surtout, au-delà de l’institution.
C’est ainsi que je me suis tourné vers l’hypnose, l’EMDR et l’EFT, des approches validées par la recherche pour restructurer les mémoires douloureuses et restaurer l’équilibre émotionnel.
Aujourd’hui j’ai pu apprendre de ces expériences, je ne pense pas pouvoir dire que j’ai grandi, mais j’ai appris. Je reçois beaucoup de gens qui comme moi sont à la recherche de vraies solutions. Que ce soient des frères d’armes ou même d’autres services, qui sont confrontés à la dure réalité de la hiérarchie, du terrain et parfois aussi l’hostilité des justiciables, des personnes bénéficiaires de soins. C’est une des raisons qui m’ont poussé à me former et qui continuent à me pousser à avancer, à me perfectionner et qui m’amènent à vraiment pouvoir comprendre le vécu et tout ce qu’il peut se passer quand l’ineffable se passe.