Préambule : Cet article n'engage que moi c'est mon opinion et aussi mon humeur du jour. Je déclare l’absence de tout lien d’intérêt et signale mes biais potentiels liés à mon expérience de gendarme. Je précise que ce sont des choses qui se sont déroulés il y a bien des années et relatées de manière à rester le plus neutre et conserver mon devoir de réserve.
1er novembre, le temps est gris. Je suis en poste depuis quelque temps, après avoir remonté, tant bien que mal, la pente à la suite d’un PTSD qui a débouché sur un arrêt et un burn-out, lesquelles m’ont sérieusement affaibli et aussi obéré la poursuite de ma carrière au sein de l’institution.
Imaginez une nuit d’hiver, l’odeur de la pluie, le froid du vent, le brouillard de novembre qui tombe, sirènes au loin: je suis gendarme, prêt à tout pour protéger. Je suis en patrouille avec une collègue aspirante. L’alarme tombe sur mon portable : l’application First Responder qui transmet les demandes d’assistance (notamment pour les arrêts cardio-respiratoires), retentit. La maison est toute proche ; le service est presque fini, mais on fonce : on peut peut-être prolonger une vie?
Je ne parle pas de sauver, juste accomplir les actes médicaux appris et répétés pour prolonger une vie.
On ne sait pas encore sur quoi on part — les joies des interventions.
À notre arrivée, un First Responder est déjà sur place : une maman de jour paniquée, les enfants qu’elle garde sont là. J’arrive dans le salon de la famille et j’aperçois sur la table ce que je crois, tout d’abord, être une poupée. En y regardant de plus près, non : ce n’est pas une poupée, c’est un nourrisson inanimé. Nous avons bien un défibrillateur à disposition, mais ses indications sont précises, les ordres aussi : pas d’utilisation sur les enfants…
Devant la situation, je demande à ma collègue de monter à l’étage pour s’occuper de la maman d’accueil et des enfants. Là, tout se fige : je prends ce corps entre mes mains et commence, avec mes pouces, à le masser comme répété régulièrement en formation. Je masse et insuffle, relayé par le second First Responder présent.
Les minutes passent comme des heures.
Et pourtant, ce soir-là, dans mes bras, je tiens un petit être de quatre mois dont le cœur vient de s’éteindre. C’est dans ce silence assourdissant que j’ai compris que la force seule ne suffisait pas à apaiser la douleur humaine.
Le personnel ambulancier arrive ; la situation est traumatisante, une des pires pour nous, pères et mères de famille. La pose des voies veineuse est un échec, les ambulanciers pourtant formés et rodés à ce gestes sont aussi sous le coup des émotions, dissociés entre leur rôle de professionnels au TOP et leur statut d'humains face à l'impensable. Le médecin du SMUR indique qu’il n’y aura pas d’héliportage : le brouillard empêche tout vol sécurisé. On part donc par la route, vers l’hôpital distant d’une vingtaine de kilomètres.
Un véhicule de patrouille ouvre la marche, l’ambulance suit dans la nuit. Les parents, venus chercher leur enfant, sont présents au moment du départ. Ils ne comprennent pas ce qui se passe : sentiment d’irréalité, le temps s’arrête, suspendu à un souffle de vie qui semble avoir quitté ce qu’ils ont de plus cher.
Nous les prenons en charge. Impossible de les laisser attendre sans comprendre : « Montez dans notre véhicule de patrouille, on suit l’ambulance. » Arrivés à l’hôpital, l’enfant part directement en salle de déchoc ; je le vois encore, sur le brancard, les yeux injectés de sang.
Dix minutes plus tard, le personnel soignant revient, le visage grave, marqué comme lorsque l’on a tout donné, tout essayé, mais que la vie a filé.
La nouvelle tombe : on n’a rien pu faire. Il est mort.
Le cri de la mère, confrontée à l’impensable, me glace le sang. Nous laissons les parents à l’hôpital pour un accompagnement psy, puis nous rentrons : le brouillard suinte, le silence est lourd. Peu de mots échangés. Je pose mon gilet pare-balles, ma ceinture de charge, mon uniforme — tout ce matériel censé nous protéger, nous et les citoyens. Et pourtant, malgré toute la technique et tout l’équipement, rien n’a pu y faire. C’était son heure.
Une nuit longue, très longue, à tourner et retourner en boucle ce que j’aurais dû ou pu faire ; le stress coule dans mes veines, l’adrénaline me tient éveillé. Impossible de dormir.
Le lendemain, débriefing avec la psy du service et son adjointe, lesquelles remarquent que je commence à « les aligner », comme on dit dans le jargon. Quelques mois plus tôt, j’avais procédé à la levée du corps d’un camarade qui s’était suicidé chez lui à l’aide d’une arme à feu.
Des événements plus anciens sont encore dans toutes les mémoires : six ans de montagnes russes émotionnelles, d’incertitudes face à la justice. Cette période où il y a quelques minutes notre vie à mon collègue et moi ne tenait qu’a un fil et que pour nous défendre des décisions ont été prises, analyser rapidement décider encore plus vite. La décision, le temps qui semble ralenti, les secondes passent pour de minutes, se voir en dehors de son corps extérieur à la situation. Le drill des entrainements, sauver notre peau, accomplir la mission et soudain tout s’arrête. Rapidement nous sommes séparés, traités comme des suspects, inculpés, mis en garde à vue. Nous n’avons rien fait, sinon nous défendre face à une agression gratuite. Le départ du manège de la justice qui se fiche bien de l'humain qui analyse dissèque, prend le temps d'analyser pendant des jours une décision de quelques secondes.
La veille de cet évènement un collègue aux bords de la retraite décide d’en finir avec la vie. Raisons personnelle ça résonne mieux.
Cet autre collègue qui a mis fin à ses jours pour raison personnelle, c’est plus simple pour l’institution. Mais si le professionnel peut être un appui pourquoi partir fuir sa souffrance à cause du personnel ? Ou peut-être n’a-t-il juste pas été entendu accompagné, n’a-t-il pas osé parler de ce qui le tourmentait. Pas dans la culture policière de parler de ce qui ne va pas toujours rester dans les faits jamais dans l’Etre.
De retour chez moi, seul l’après-midi, les idées tournent en boucle, impossible de trouver le sommeil, l'adrénaline coule à flots dans mes veines et pourtant je dois bosser la nuit suivante. Impossible d’exprimer ce qui se passe dans ma tête.
Finalement, j’avise que cette nuit-là, je ne pourrai pas être opérationnel : je suis épuisé, mais le sommeil m’a fui. Mon métier de flic, les souffrances, la violence, les échecs, mes luttes et mes victoires ont construit l’homme que je suis. Je tente de fuir dans le sport à outrance, sculpter mon corps, pour sculpter mon armure en pensant pouvoir fuir ce qui m'habite ce qui s'incruste en moi alors qu'en finalité je referme juste cet armure sur mon mal-être.
Mes démons me tourmentent : je n’en peux plus. Je demande à être changé d’affectation. Entre temps je postule pour une spécialisation mais émotionnellement et physiquement cassée, je ne serais pas pris. Les arguments ne viennent plus, je perds les dates et les souvenirs, je perds mes mots, mes nerfs, je deviens irascible pour mon entourage proche mais aussi pour les gens avec qui je travaille.
Le temps passe. Je côtoie la misère humaine et je flirte encore avec la mort régulièrement, parfois belle, souvent tragique : aller chercher deux cadavres dans le cockpit d’un avion à vingt mètres de profondeur, chute d’un lieu élevé, mort naturelle, mort violente, suicide par tous les moyens possibles, même par égorgement.
On croit que l’on s’y fait ; puis, lorsqu’on se retourne, on se rend compte que oui, on les accumule, ces scènes que le commun des mortels ne verra normalement jamais. Gérer les proches des défunts, leur tristesse, se montrer fort, ne pas laisser transparaître ses émotions, parfois même investiguer à charge et à décharge, récolter les paroles fonctionner. Réfléchir c’est désobéir.
Puis un matin, l’application résonne : nouvelle demande d’assistance. Nous sommes éloignés de tout, j’ai été affecté en zone de montagne réputée pour une population en marge de la société normée. Curieux, j’appelle quand même la centrale 144, qui coordonne les appels ambulances : leur message est flou ; j’entends l’ambulance passer dans la rue. L’opérateur dit : « C’est bizarre… on aura peut-être besoin de la police. »
Je me rends sur place : un garçon de dix-douze ans est assis dans un fauteuil. Dans la chambre, le corps de sa mère, allongé sur le sol, simplement couvert d’une couverture.
C’est lui qui, en se réveillant, a découvert sa mère morte dans l’eau de la baignoire. Au moment de l’évacuation, il court vers la chambre : « Je veux dire au revoir à maman », dit-il, totalement déconnecté de la réalité.
Ses mots me traversent le gilet pare-balles ; si ce gilet peut me protéger des balles, il ne me protégera pas de ses mots. Je le prends dans mes bras, le soulève et le serre fort, plus pour me rassurer que pour le rassurer, j’en suis certain. Le plus grand risque du métier n’ast pas dans la rue ; le plus grand danger en finalité c’est toi.
C’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était peut-être la mort de trop. Fatigué, je ne savais plus comment venir en aide : je me sentais désarmé.
Ces expériences traumatiques, et d’autres dont je ne peux pas parler, m’ont sidéré. Face au deuil, aux visages déformés par la souffrance des proches, je me suis demandé : comment apaiser ces blessures invisibles ? Mon propre PTSD, burn-out ont alors refait surface, m’obligeant à chercher des réponses au-delà du simple uniforme et, surtout, au-delà de l’institution.
C’est ainsi que je me suis tourné vers l’hypnose, l’EMDR et l’EFT, des approches validées par la recherche pour restructurer les mémoires douloureuses et restaurer l’équilibre émotionnel.
Aujourd’hui j’ai pu apprendre de ces expériences, je ne pense pas pouvoir dire que j’ai grandi, mais j’ai appris. Je reçois beaucoup de gens qui comme moi sont à la recherche de vraies solutions. Que ce soient des frères d’armes ou même d’autres services, qui sont confrontés à la dure réalité de la hiérarchie, du terrain et parfois aussi l’hostilité des justiciables, des personnes bénéficiaires de soins. C’est une des raisons qui m’ont poussé à me former et qui continuent à me pousser à avancer, à me perfectionner et qui m’amènent à vraiment pouvoir comprendre le vécu et tout ce qu’il peut se passer quand l’ineffable se passe.
Il est parfois difficile d’avouer et d’exprimer son mal-être, particulièrement dans des institutions du maintien de l'ordre et des soins, que ce soit pour les gendarmes, les policiers, les pompiers, les personnels soignants… tous grades ou responsabilités confondus.
Nos vies sont faites de parcours uniques, d’histoires qui s’entrecroisent, se télescopent, et parfois s’alourdissent sous le poids de nos missions exigeantes. Dans nos professions, les chiffres montrent une réalité troublante : les forces de l’ordre sont deux fois plus touchées par le suicide que la population civile.
Il est crucial de comprendre que ce n’est pas uniquement la difficulté de notre métier qui pèse sur nos épaules, mais aussi les histoires personnelles, nos croyances, notre perception de la réalité, les défis de la vie, qui s’ajoutent et s’entremêlent à notre quotidien.
Ces blessures invisibles, ces tensions émotionnelles ou psychiques, peuvent devenir lourdes à porter si nous restons silencieux. C’est pourquoi il est essentiel de créer un espace où la parole est libre, où l’on peut se confier sans crainte de jugement, où l’entraide et la solidarité priment.
Rappelons-nous que demander de l’aide est un acte de courage, et qu’il existe des solutions, qu’il s’agisse de thérapies, de soutien psychologique ou d’autres accompagnements. Vivre en souffrance n’est pas une fatalité, et ensemble, en parlant, en écoutant, nous pouvons faire la différence.
Créer du lien, favoriser « l’Humain »… là où tout va trop vite et où tout devient un quotidien de gestion mécanique et statistique, c’est à nous de nous relier ensemble là où tout pousse à nous déconnecter les uns des autres. Prenons soin de NOUS, car c’est dans notre union, notre cohésion et notre bienveillance que réside notre véritable force.